Festival international Jean Rouch 2018 | Jean Rouch International Film Festival 2018

Séances spéciales / Special Screenings 2018

Séance spéciale Gilbert Rouget

HOMMAGE A GILBERT ROUGET, ETHNOMUSICOLOGUE ET REALISATEUR (1916-2017)

Travellings sur papier
Gilbert Rouget / Jean Rouch, un court hommage, par Bernard Lortat-Jacob (Directeur de recherches honoraire au CNRS, ethnomusicologue et cinéaste)

Rouch – Rouget : ils avaient de l'allure ces deux grands voisins du Musée de L'Homme. Le premier trônait en haut des marches du premier étage en donnant l'impression de ne s'y être jamais vraiment installé. Le second résidait à un troisième étage, au bout d'un long couloir auquel on accédait par des ascenseurs qui fonctionnaient plutôt mal, à « La musique » (entre nous et à l'oral, le mot barbare d' « ethnomusicologie » n'était jamais employé).

Ils avaient de l'allure, mais pas de la même façon. À Rouch, l'image en mouvement. À Rouget, le son qui résonne (et, s'agissant de lui, je pourrais tout autant écrire « qui raisonne »), comme si chacun avait été façonné par un métier qui aurait modelé leur comportement respectif et formaté leur caractère.

Ils travaillèrent ponctuellement ensemble et pour cela durent combiner leurs approches et rendre compatibles leurs tempéraments. On imagine bien Rouget en 1969 recommandant à Rouch de ne pas trop faire de mouvements de caméra pour capter le hiératisme des ballets royaux de Porto Novo, pour saisir la symétrie de l'espace et s'attarder sur les mouvements de la danse. Lui Rouget voulait ralentir le son pour mieux comprendre le geste qui l'accompagne. Ce goût pour les plans fixe, il l'avait déjà montré dans Batteries Dogon, tourné trois ans auparavant. On y voit les batteurs œuvrant dans leurs cages de pierre, mais c'est bien la pierre sonore frappée et inerte le sujet d'un film qui s'adresse d'abord à l'oreille du musicologue.

Cela étant, Rouget aimait beaucoup le cinéma de Rouch et vouait un véritable culte à l'image. À l'instar de son autre grand ami Pierre Verger, il pratiquait avec beaucoup d'attention la photographie – 6 x 6 Rolleiflex (comme Verger), puis 24 x 36 Nikon. Mais celle-ci a le défaut majeur d'être un art de statuaire. Elle ne peut vraiment satisfaire un ethnomusicologue qui, comme lui, se passionne pour les techniques du corps. Elle arrête arbitrairement le temps et se montre bien insuffisante pour rendre compte du mouvement musical. En photo, tout instantané est pause et toute pause est instantanée – clic! clac!, merci Kodak !

Alors, comme pour recréer la fluidité de ce mouvement et dépasser les limites de la chambre noire et de l'argentique, Rouget avait recours, en post-production, à des montages éditoriaux savants combinés et méticuleux, composant ou recomposant le mouvement pour qu'on puisse se le représenter : plans rapprochés, zooms, travellings, séquences recomposées – Tout l'art du cinéaste en somme ! Avec une patience et un soin infinis – et pour tout dire maniaque – il avait en effet l'habitude de mettre en page lui-même ses livres de façon à rendre l'action lisible et compréhensible en direct. Sortes de travellings sur papier tenant en une page ou deux qu'il composait seul sur table en changeant les cadrages et les formats, à la façon d'un cinéaste changeant de focale et d'objectif. Cadrer, recadrer : il semble qu'il ait fait cela toute sa vie jusqu'à ce que – jeune centenaire – il publia son dernier beau livre composé essentiellement de photographies de musicien.ne.s, Afrique musiquante chez Riveneuve. On le vit sans fatigue le cutter à la main retaillant un bout de ciel inutile ou recentrer l'image sur des détails qu'il n'avait de cesse de vouloir souligner.

D'une certaine façon, on peut envisager la photographie comme le cinéma du pauvre, d'autant qu'en des temps pas si lointain, faire du cinéma ne pouvait s'envisager sans de solides économies – ce n'est peut être pas tout à fait un hasard si les caméras de l'époque avaient pour nom « Coutant » : Elles coûtaient en effet ! Rouget, de toutes façon, par éthique personnelle, était attaché à la notion d'économie de moyens. Il y a là une signature de son travail. D'ailleurs, au milieu des années soixante, il avait modestement et pour son compte expérimenté un système de synchronisation entre son Nikon et son Nagra – sorte de compromis qui permettait de redonner à l'image sa place dans le son, et au son sa place dans l'image.

Compromis ? Cinéma du pauvre ? Sans doute. Toujours est-il qu'il ne s'est jamais aventuré à entrer de plein champ dans le cinéma, sur le terrain que son ami Rouch cultivait avec tant d'énergie et de talent. De sorte que l'un et l'autre faisaient reposer leur amitié et ancraient leur attachement réciproque sur un non-vu ou un non-entendu, ou plus exactement sur la synesthésie secrète qui, sans qu'on sache comment ni pourquoi, unit si intimement l'œil et l'oreille.

samedi 10 novembre 2018