Pascal Cesaro

Le documentaire comme mode de production d’une  connaissance partagée :
Description de la circulation de type dialogique dans le dispositif filmique.

Pascal Cesaroi


Télécharger le document : Pascal Cesaroi


Retour au programme // Accueil du CFE


Résumé :

Pour devenir pleinement opératoires, les dispositifs filmiques documentaires doivent
impliquer selon nous que la réflexion  « s’enfonce dans le monde au lieu de le dominer,
qu’elle descende vers lui tel qu’il est au lieu de remonter vers une possibilité préalable de
le penser – qui lui imposerait par avance les conditions de notre contrôle sur lui -, qu’elle
l’interroge… » .
Cette communication présente comment notre stratégie de réalisation audiovisuelle inscrit
cette circulation du savoir, décrite par Maurice Merleau-Ponty, dans le processus
cinématographique lui-même. Chaque étape de fabrication du film participant à un
mouvement de co-construction pour la création d’une connaissance filmique partagée

De toutes les approches cinématographiques et audiovisuelles de non-fiction
(cinéma ethnographique, cinéma direct, cinéma militant, cinéma engagé, documentaire,
reportage, anthropologie audiovisuelle …), l’objectif commun réside dans le désir de
déployer une vision « juste » sur le réel, soit en établissant  une distance critique qui le
réinterroge (c’est le mode de la durée, le champ de la recherche et du documentaire), soit
en établissant une « neutralité » avec celui-ci, (c’est le mode de l’immédiateté, le champ du
reportage et du direct). C’est ce projet d’une éthique de la vision, que John Grierson,
inventeur du mot documentaire, appelle de ses vœux lorsqu’il propose de soumettre le
regard documentaire à sa capacité de « lucidité »ii  face au réel : « L’idée documentaire ne
demande rien de plus que de porter à l’écran, par n’importe quels moyens, les
préoccupations de notre temps, en frappant l’imagination et avec une observation aussi
riche que possible. Cette vision peut être du reportage à un certain niveau, de la poésie à
un autre ; à un autre enfin, sa qualité esthétique réside dans la lucidité de son
exposé… ».iii

Trouver la bonne distance avec le réel consiste à bâtir cette lucidité en établissant
un protocole (l’énoncé qui dresse l’inventaire des actes et règle leurs agencements) qui
ajuste l’acuité du regard et permet la fabrication d’une représentation maîtrisée des
réalités humaines. En définitive, la stratégie de réalisation documentaire, en tant que cadre
préparatoire, s’organise en reprenant le paradigme scientifique de la séparation entre le
sujet (cinéaste – chercheur) et l’objet (l’acteur), cette « foi perceptive »iv étant à l’origine de
la constitution d’un regard  « lucide » sur le réel.

Ainsi, le processus de réalisation se développe généralement par  les mêmes
étapes, comme dans une recherche scientifique,  documenter une certaine « réalité
sociale » consiste à :
1 Observer / Ecrire (enquête et repérage): Description et identification des données pour
préparer leurs collectes …
2 Prélever / Tourner : Sélectionner et rassembler les traces des phénomènes…
3 Interpréter / Monter : ré-interroger son hypothèse à partir de la confrontation avec les
matériaux prélevés afin de produire une nouvelle connaissance de la réalité étudiée…
4 Restituer / Diffuser : présenter ses travaux à un public averti qui valide les informations
produites et ensuite à un public amateur pour transmettre les connaissances obtenues.
On peut intercaler une étape intermédiaire (entre l’étape 2 et 3) qui est utilisée parfois
dans certaines sciences du comportement où l’approche audiovisuelle est un instrument
de découverte (Ergonomie, Psychologie sociale, Anthropologie audiovisuelle) :   2(bis)
L’observation différée/  l’Auto-confrontation : confronter la lecture et l’analyse des
matériaux à la réflexion des acteurs du comportement.

Les différentes approches filmiques de non-fiction procèdent de façon plutôt
similaire du point de vue des moyens (la procédure instrumentale) et du point de vue des
finalités (l’idéologie d’un accès rationnel par la vision à la connaissance…), seule l’éthique
de ce que j’appelle « l’être au monde » qui préside à leur mise en œuvre semble permettre
de les différencier. « L’être au monde » est la manière d’envisager et de créer l’interaction
avec les réalités humaines,  la relation mise en œuvre pour les questionner. Les différents
modes d’appréhensions du réel sont fonctions de la nature du rapport qu’ils choisissent de
créer avec leur objet d’étude. Et, c’est la  conscience de cette nature qui détermine le
rapport de pouvoir entre les protagonistes du dispositif filmique (filmeur–filmé- spectateur)
et façonne les différences de stratégies.

La stratégie de réalisation documentaire que j’expérimente dans le cadre d’une
thèse de doctorat propose de changer les rapports de pouvoirs intrinsèques à la nature du
procédé filmique. Cette démarche définit l’acte documentaire à partir de l’élaboration d’un
projet commun (filmeur-filmé) de représentation. Il s’agit de rendre visible l’expression
d’une parole issue de l’intérieur des activités humaines, par la participation des acteurs
eux-mêmes (terme choisi pour désigner les personnes filmées participant à la recherche)
à la fabrication de la représentation.
Pour inscrire et développer cette participation j’ai orienté l’instrumentation de façon à
favoriser l’émergence d’une connaissance partagée et la co-construction de sa
représentation.  Chacune des étapes de fabrication du film oeuvrant à la transaction des
savoirs.
Le geste documentaire est conçue comme une rencontre où la circulation des
connaissances engendre la construction d’un « voir ensemble »v : un processus pour
échanger, débattre et comprendre nos activités en produisant des représentations.

L’Observation, l’Observation filmée et l’Observation différée sont les étapes qui
composent le mouvement « circulatoire » de la production d’une représentation audiovisuelle
co-construite. En effet, le fait de communiquer grâce à un dispositif filmique ne suffit pas à
transmettre des connaissances qui soient partagées. Communiquer un point de vue sur
des informations permet principalement aux communicants de se situer dans un champ
donné.  Pour que «l’échange symbolique » soit un support de connaissance, il faut qu’il
engage une situation dialogique entre les membres du dispositif de communication. La
situation dialogique est celle qui confronte les subjectivités des « interactants » afin qu’ils se
déterminent en commun au travers des interactions réciproques. De cette façon, la
transmission de connaissance ne se réduit pas à un simple transfert d’information : elle
structure, dans l’échange née de sa mise en forme, une intercompréhension entre les
interlocuteurs.

Pour élaborer cette « situation dialogique » qui ne s’impose pas d’elle même (il faut
une volonté réciproque de participation à un projet de médiatisation), les protagonistes ( le
cinéaste – chercheur et les acteurs) doivent être dans une posture d’échange autonome
(particulièrement dans le cadre de l’entreprise).
Et, si l’émergence d’une connaissance co-construite est issue de l’observation réciproque
entre filmeur et filmé,  elle doit se prolonger par le dispositif filmique (qui permet d’établir
un aller-retour réflexif à partir d’une confrontation des séquences filmées entre filmeur et
filmé) dans une médiatisation elle même co-construite.
La circulation « imagétique »vi ainsi élaborée, où les regards se croisent et s’interrogent
durant tout le processus de fabrication, nécessite finalement une organisation différente du
processus de fabrication telle que l’on a pu l’évoquer précédemment : les quatre étapes
principales qui sont censées se produire chronologiquement s’agencent de façon non-
linéaire, le déroulement logique n’est plus celui de la construction d’un film mais celui de la
construction d’un co-apprentissage filmeur-filmé.
Cet apprentissage réciproque suppose que les interactions  filmeur – filmé se
chevauchent : tournage – observation – retournage, ou se juxtaposent : Observation
filmée- autoconfrontation – observation – tournage.
Ainsi, les observations (non–filmées) se transforment parfois en observations filmées,
l’enregistrement des données (le tournage) suppose d’effectuer une observation différée
(et donc un pré-montage) et parfois, même au bout de la chaîne, le montage demande de
revenir aux observations filmées.
Les différentes étapes vont avoir tendance à s’enchevêtrer révélant leur
interdépendance lors de la création d’une compréhension partagée. Le déroulement du
processus de fabrication accompagne la logique de l’élaboration d’une connaissance
filmique partagée et le processus linéaire disparaît au profit d’un autre processus de
régulation proche de l’initiation réciproque.

L’observation : la participation observante.

L’observateur, quelque soit sa posture d’intervention, modifie ce qu’il observe,
puisqu’il fait partie de la situation d’observation. La notion d’observation participante
introduit la réciprocité de l’observation car elle est le produit de la participation à une
activité commune (par exemple dans mon travail de recherche sur le centre de soins
palliatifs, j’ai effectué le travail d’un bénévole durant plusieurs mois). Elle se développe en
s’appuyant sur l’écart créé par la situation d’observation elle même.
Il n’y a pas un observateur extérieur qui examine un phénomène pour le réduire à ses
notes, mais une série d’échanges et de dialogues qui engagent les protagonistes de
l’observation à se situer ensemble.
Cette participation – observante nécessite de la part du chercheur – cinéaste de ne
pas s’appuyer sur des conceptions préalables issues d’une interprétation théorique de la
situation vécue (la recherche d’un « déjà connu » théorique) au profit d’une familiarisation
par une « attention flottante » à la vie quotidienne. Les éléments vécus et partagés servent
de base à l’échange, les perceptions réciproques permettent l’émergence de
questionnement, de doute, d’interrogation, parfois de malaises (chez le filmeur et chez
l’acteur) dont on se sert comme indicateur de son positionnement.
Cette observation réciproque, où l’on évite toute rigueur pré-conceptuelle, est un temps
progressif d’apprentissage mutuel que l’on peut qualifier d’imprégnation.
Cette étape commence dès l’insertion du cinéaste – chercheur dans le milieu où il
s’immerge durant une longue période. Le premier objectif est de construire des relations
de confiance (à force d’explication) avec les acteurs de l’activité pour qu’ils soient en
mesure de participer pleinement au projet de recherche filmique.
La première phase de l’observation consiste donc à rendre possible la situation dialogique
par l’explication détaillée du projet de recherche filmique.
Elle se prolonge par la deuxième phase de co-construction des connaissances :
l’observation filmée.

L’observation filmée :

Elle intervient lorsque les acteurs sont motivés pour sa mise en œuvre. Elle se
déclenche non pas par un choix ou une sélection du cinéaste-chercheur mais par le désir
d’un acteur de prolonger le dialogue par la mise en forme de sa médiation.
L’acteur n’est pas un personnage que le cinéaste choisit parce qu’il représente ce qu’il
pense devoir retranscrire. Cette volonté de poursuivre l’échange par la mise en forme
audiovisuelle détermine le lieu et le temps de la mise en scène, ce mode de recueil est
primordial dans la confiance au projet de co-construction.
Le travail du cinéaste consiste à intercaler le dispositif technique de captation dans le
processus d’observation tout en continuant à respecter le déroulement de l’activité afin
d’élaborer une première ébauche de représentation.
Le type de participation change puisque le cinéaste chercheur collabore par son activité de
filmage.  L’échange devient tripartite car la caméra introduit la présence virtuelle d’un
spectateur. C’est le temps où le corps-caméra doit trouver sa place dans l’activité et
l’acteur doit apprendre à travailler avec le dispositif filmique.
Ce premier temps de filmage permet de collecter une matière filmique dite « brute »
où les choix réalisés (point de vue, axe, champ, contenus) sont liés à la découverte
réciproque. La relation audiovisuelle se juxtapose à l’ancienne relation permettant
l’émergence de nouvelles compréhensions par la comparaison des différences
d’impressions de vécus. Une fois cette deuxième phase commencée peut se jouxter la
troisième phase de l’observation : l’observation différée que je nomme «Auto-
confrontation »vii.

L’observation différée : l’auto-confrontation.

C’est le processus d’aller –retour des séquences filmées par leurs projections aux
acteurs afin de confronter les points de vue. Ce procédé permet de définir d’un commun
accord ce qui est exploitable pour l’exposition finale et d’affirmer par la même occasion la
confiance entre les protagonistes durant le temps de l’expérimentation. Il faut distinguer
l’étape de restitution (le feed back) : la projection  du montage définitif aux acteurs afin de
valider le film (pour son utilisation ultérieure), avec  l’étape de l’auto-confrontation : un
procédé de réappropriation et d’intercompréhension entre le filmeur et le filmé.
Le cinéaste – chercheur réalise un pré-montage des séquences filmées se limitant
à un assemblage chronologique des plans tels qu’ils ont été enregistrés (élimination des
parties techniquement inexploitables).  Ce moment de l’assemblage est le premier temps
de relecture des données récoltées. Il permet de ré-envisager leurs valeurs de
représentations en fonctions des impressions ressenties durant l’observation filmée.
Le document audiovisuel est utilisé comme un support de verbalisation permettant
l’analyse mutuelle (filmeur -filmé) des représentations de l’activité de travail et
l’actualisation de la co-construction des connaissances, l’acteur devenant consciemment
un co-auteur au sein du processus de médiatisation.
L’échange verbal réalisé durant l’auto-confrontation accorde les protagonistes par
l’établissement d’une corrélation entre le visible de l’image projetée et l’invisible de la
parole suscitée. Ces  rapports réciproques entre le phénomène et sa valeur de
connaissance varient simultanément en fonction de l’évolution des réflexions et participent
à la construction d’une compréhension de l’un avec l’autre.
Le principe de l’auto-confrontation est d’engendrer un double rapport interrogatif  pour
amener à une intercompréhension entre le filmeur et le filmé. Alors que les acteurs
s’interrogent  et énoncent leurs compréhensions de l’activité de travail, ils se construisent
une réappropriation de leur propre savoir–faire, et partagent avec le cinéaste-chercheur de
l’écart des compréhensions qui existe entre la représentation et son vécu.
La confrontation aux séquences enregistrées permet aux acteurs et au cinéaste-
chercheur de se rendre compte du travail de représentation engagé.  L’interprété devient
lui même interprétant et s’engage avec le cinéaste- chercheur dans une interprétation des
données collectées pour affiner la constitution d’une connaissance partagée.

Notre hypothèse de recherche, « constituer un « Voir ensemble » issue d’une
représentation « intérieure » à l’activité humaine », peut se développer ensuite à travers la
mise en œuvre des étapes de tournage et de montage qui seront chargées de reconduire
(en reconstruisant ces échanges) cette intercompréhension mutuelle  pour la retransmettre
aux spectateurs.

Pour conclure, il me semble que l’attitude spectatorielle est renouvelée  par ce lien
privilégié avec des acteurs qui se sont réappropriés l’énonciation de leur propre savoir et
par la visibilité de ces relations de co-construction dans la représentation elle même.  A
l’inverse du principe classique qui consiste à éliminer tous les éléments visibles de la
fabrication et de la nécessaire sympathie que cela entraîne, j’expose le principe de co-
construction de façon à ce qu’il participe à la compréhension du spectateur.
La mémoire audiovisuelle ainsi créée redonne la prééminence de la représentation
aux acteurs filmés, donnant la possibilité aux spectateurs de sortir du cadre préétabli des
connaissances savantes issues de l’expertise.

La démonstration audiovisuelle qui va suivre lors du colloque cherche à exposer à
partir d’un exemple concret, la pratique des massages en soins palliatifs, les trois temps
de l’élaboration d’une connaissance filmique partagée. Il s’agit de montrer la
circulation entre l’Observation filmée, l’ Auto-confrontation et le Tournage.

i
A.T.E.R. à l’Université de Provence au département cinéma et audiovisuel, enseigne la pratique
documentaire au sein d’un master professionnel « les métiers du film documentaire » .Chercheur au
L.E.S.A. (Laboratoire d’Etudes en Sciences des Arts), je prépare une thèse de doctorat intitulée :
« Pour une cinématographie partagée de la connaissance »..
ii
« Lucide » Définition du mot dans le Petit Robert électronique version 2.1, VUEF, 2001 : Qui perçoit,
comprend, exprime les choses (notamment celles qui le ou la concernent) avec clarté, perspicacité.
iii
« L’aventure du cinéma direct revisitée », Gilles Marsolais, Cinéma les 400coups, 1997, p44.
iv
« Le visible et l’invisible », Maurice Merleau-Ponty, tel, Gallimard, Paris, 1964-2002, p30.
vv
« Voir ensemble. Autour de Jean-Toussaint Desanti » ; ouvrage coordonné par Marie José
Mondzain ; L’Exception, Groupe de réflexion sur le cinéma, Paris, Gallimard, 2003, p11.
vi
« Anthropologie et Cinéma », Marc-Henri Piault , Nathan, 2000, p158.
vii
En référence aux travaux et méthodes d’analyses des situations de travail (Ergonomie…).