Luigi de Franco

Hyperterrain

Luigi De Franco1


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Résumé

L’enregistrement de l’image et du son en anthropologie a marqué un
changement radical dans l’attitude du chercheur par rapport à son objet ;
ainsi l’anthropologie est devenue un métier qui doit se mesurer
constamment avec le terrain ainsi que dans ses aspects les plus théoriques
; en posant le problème de ce qu’est la réalité, ou bien de ce qu’on peut
comprendre de la réalité ;

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L’enregistrement de l’image et du son en anthropologie a marqué un
changement radical dans l’attitude du chercheur par rapport à son objet ;
ainsi l’anthropologie est devenue un métier qui doit se mesurer
constamment avec le terrain ainsi que dans ses aspects les plus théoriques
; en posant le problème de ce qu’est la réalité, ou bien de ce qu’on peut
comprendre de la réalité

Données

– Chaque recherche repose sur la possibilité de recueil et de traitement de
données ; de même, pour une “recherche audiovisuelle”, il faut qu’on puisse
recueillir des données dont la caractéristique fondamentale soit la possibilité
de traduire (ou bien de réduire) l’observation à une partie de ses éléments
(visibles et audibles) ; apparemment ce fait nous oblige à changer les
perspectives d’une démarche prévoyant dans tous cas des opérations de
sélection, réduction, modélisation ;
– mais en Anthropologie (visuelle), chaque modélisation est le résultat d’une
modélisation préalable ; ainsi, si on parle de la parenté, il est clair qu’on ne
peut pas filmer la parenté en tant que telle ; ce qu’on peut filmer seront (par
exemple) des mariages, ou des histoires de famille ou bien, à la limite, on
pourra cataloguer des objets auxquels on donne un rôle dans les mariages
ou dans les héritages transmis à travers des relations parentales ;
– donc la recherche audiovisuelle en anthropologie est fondée sur la
possibilité de tirer de l’observation directe des matériaux (audio et vidéo) qui
nous disent quelque chose de plus (en termes de “richesse” de
l’observation) que la simple description verbale des événements observés ;
cette “richesse” (due la plupart du temps à une activité de réduction
conceptuelle) est susceptible de nous poser des problèmes nouveaux ; alors
qu’elle semble nous donner la possibilité de résoudre les problèmes liés à la
nécessité d’un échantillonnage de la situation qu’on observe ;

Corpus

– il y a donc un corpus plus ou moins cohérent de références qu’on peut
considérer comme point de départ pour le sujet ; mais il faut aussi
l’expérience concrète, soit pour vérifier/falsifier les hypothèses, intégrer et
améliorer la méthode, soit pour réfléchir sur les modalités de la démarche ;
c’est pour cela qu’est nécessaire l’observation directe d’événements réels ;
– on ne peut pas compter sur la nécessité qu’existe, en tant que tel, un objet
(domaine) spécifique de l’anthropologie et il faut partir de l’impossibilité
d’une existence a priori d’“objets anthropologiques” ; mais on peut produire
(à côté des événements) des matériaux qui soient en quelque sorte en
relation avec l’observation concrète des événements et des choses ; ce qui
est possible de faire, est d’essayer d’individualiser les relations
(anthropologiques) entre les choses, relations qui nous permettent de
construire un objet, sans postuler une différence conceptuelle entre objet et
sujet (et référence) ;
– en raison de cette paradoxale “non-différence”, l’être en-situation (qui n’est
pas différent, à la rigueur, du non-être en-situation) peut-être considéré
comme le trait saillant d’une “opérativité” de l’anthropologie ; l’être-en-
situation rend possible l’anthropologie en tant que discipline particulière,
avec sa propre démarche, impliquée dans la compréhension des
événements ; mais il constitue, en même temps, la condition d’une
“remontée” vers un “opérer cognitif” ; au-delà des “mises en parenthèse”
disciplinaires et vers les questions (non-prévues) concernant le “comprendre
en général”;

Connexions

– on dispose (de) matériaux d’observation et (de) matériaux de réflexion
qu’on doit connecter entre eux par des relations (au même niveau ou à des
niveaux différents) ;
– les relations qu’on doit établir doivent permettre d’utiliser sur le même plan
l’observation et la réflexion, à travers une juxtaposition renvoyant à
l’expérience ;
– les connexions entre observation et réflexion doivent être possibles si une
expérience en général (überhaupt : n’importe laquelle) est (et elle ne peut
pas ne pas être) à la fois possible;

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– le problème central d’une démarche audiovisuelle en anthropologie n’est
pas la représentation de ce qu’on a capturé, mais plutôt la condition qu’on
réussit à construire sur le terrain ; condition paradoxale de l’expérience
même ; laquelle nous permet (éventuellement) de capturer des images et
des sons ;

Exemples

– chaque fois qu’on se rapproche de la construction d’un objet
anthropologique (objet construit selon les possibilités de l’anthropologie en
tant que pratique du “vécu en situation”) se pose le problème de la
détermination d’un tel objet ; en effet, on ne peut pas considérer un objet
comme “anthropologique a priori”, on doit plutôt à chaque fois déterminer un
espace de relations entre des phénomènes à partir desquels on peut faire
une expérience directe, et on peut considérer ces relations (construites)
comme des exemples ; ainsi, on peut considérer un tel objet
anthropologique comme l’ensemble des phénomènes dont l’espace des
relations est construit par rapport aux possibilités (formelles) de
l’anthropologie ;
– mais on peut constater, tout d’abord, l’impossibilité de définir a priori un
champ ou domaine spécial qui serait le domaine de l’anthropologie (comme
science) ; car, en définitive, c’est dans les facultés de chacun de trouver des
exemples dans sa propre expérience ; le problème est donc de construire
une “architecture nue et pourtant sûre” qui nous permette d’aller sans
encombre de la pratique à la théorie, de l’observation de phénomènes à leur
compréhension ;
– la construction d’une telle architecture comporte la possibilité de
subsomption sous des règles et des règles plus générales ; car on part
toujours d’une certaine “indéterminabilité rationnelle”, mais on doit partir
également de la possibilité d’une “déterminabilité conceptuelle” (et pour cela
le “sens du voyage”, nécessaire au développement “pragmatique” de
l’anthropologie, ne peut trouver exemplaire “rien d’autre” que le port de
Königsberg) ;

Date/no-date

– dans un système multimédia, on trouve, juxtaposés (en forme de
documents informatiques), différents types de données (texte, image fixe ou
animée, son) ; le type de données dépend de l’observation ; et aussi des
modalités d’enregistrement et de reproduction de la réalité qui ont été
utilisées ou qui ont été choisies dans une occasion-situation particulière ;
– quels que soient les moyens d’enregistrement et de reproduction utilisés,
toute donnée de terrain sera rapportée à la temporalité (date) de
l’observation directe en-situation ; par contre, on aura des données (textes,
images, sons, et d’autres “contributions”) sans référence temporelle à la
situation d’observation ; elles seront placées dans l’ensemble des données
non datables ;
– il y aura donc des matériaux datables (notes et enregistrements de terrain)
ou non-datables (bibliographies, textes, images, etc.) ; mais, du point de vue
de la “nature” des matériaux en eux-mêmes, il ne peut pas y avoir de
différences “substantielles” ; notamment on devra garantir le même accès à
n’importe quel type de contribution ;

Passages

– le passage à la construction d’un texte (film) implique d’abord l’analyse
des matériaux de recherche et le mouvement de ceux-ci vers les matériaux
de réflexion ; comme il n’est pas facile de faire connaître la première
documentation (jottings) produite par l’anthropologue en situation, la
communication de l’expérience comporte inévitablement une perte
d’informations ; les références seront des documents “no-date” (sans
relations temporelles avec les observations en-situation), point de départ
pour de nouvelles occasions-situations, au fur et à mesure qu’on
individualise de nouvelles relations possibles pour “remonter” vers une
compréhension plus générale ;
– soit dans la construction d’un texte (film) linéaire, soit dans celle de
l’hypertexte (hypermédia) non linéaire (qui “amplifie” les “possibilités
interactives” du lecteur), l’information sera d’autant plus “navigable” et
efficace qu’elle sera capable de stimuler le lecteur, selon des critères
(association, analogie, etc.) qui dépendent dans une certaine mesure des
choix expressifs de l’auteur ; on peut considérer cela comme “art de la
composition” des matériaux d’observation, à travers des “pratiques
expressives”, qui nous permet de “descendre” de la référence à la situation ;
dans la “descente est déjà présent, paradoxalement, tout ce qui rend
possible cette “remontée” ;
– l’anthropologie part de l’observation en-situation dans des contextes
spécifiques, dans lesquels et surtout à partir desquels elle cherche à
comprendre logiques, fonctions, usages : des objets-événements sont
“prélevés”, “déplacés” et mis en relation avec d’autres contextes cognitifs,
pour donner lieu à des “situations de sens” ; c’est une sorte de ready-made
“double” où on fait prévaloir, dans un sens (“…”a), l’indication (qui “encadre”
des situations et “fonde” des objets événements) et, dans un autre sens
(“…”b), le déplacement (par lequel on “produit” des lieux comme con-textes)
(Trimarco, Freud, Menna) ; la “subsomption” basée sur le Jugement, reste
toujours “la même”, soit qu’on doive élaborer l’objet-expérience, soit qu’on
doive “agréger” des “parcours de sens” en vue d’une compréhension
toujours ultérieure, “sous des règles, et des règles plus générales” (Kant) ;

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– donc, il faut repartir des objets et de la manière dont on réussit à les
construire à partir d’une démarche cohérente ; et sans solution de continuité
entre matériaux de recherche et matériaux de réflexion ; pour construire des
noyaux de sens à partir de l’expérience même ;

Subjectivité

– la construction de l’objet est ainsi marquée par le passage du percept à la
perception et encore au percept ; si on est dans la condition d’interpréter le
percept comme des perceptions, cela peut donner lieu à des documents
plus ou moins complexes ; dans ces documents, la position de
l’interprétation (c’est-à-dire le lieu où l’interprétation se situe par rapport à
des observations et à des connaissances) est marquée par les différences
entre une contribution et une autre ;
– dans la “capture” des événements, c’est le seuil entre état et variation qui
signe la différence entre adaptation et perception ; on donne un sens aux
différences de modalité entre une contribution et une autre par rapport à la
position de l’observateur (qui peut se modifier au fur et à mesure qu’il adapte
son expérience à la situation); c’est justement la subjectivité de cette
position qui nous permet de construire des relations, inhérentes aux
événements et, en même temps, communicables ;
– dans le panorama du percept, on met en évidence des perceptions qu’on
peut renvoyer à des événements ; ces différences
(événements/percepts/perceptions) donnent lieu aux informations ; le
traitement des informations est à l’origine de la production des matériaux ;

Hypervidéo

– normalement, pour rendre “utilisables” des matériaux filmés, il faut que
l’opérateur, pendant la prise de vue, respecte des conventions formelles qui
proviennent directement de la pratique du montage (linéaire et analogique),
et s’il “pense” ce qu’il est en train de (vivre) reproduire en termes de
montage linéaire, ses mouvements (de caméra) seront (vécus) produits en
vue de ce montage-là ; en revanche, si l’objectif de la documentation est
d’insérer une séquence dans le contexte d’une “page” hypertextuelle et
multimédia, la présence, à côté de la vidéo, d’un texte qui commente, rend
possible pour l’opérateur (peut-être la même personne composant
l’hypertexte) une plus grande liberté expressive ; la disposition de la vidéo
dans la structure de l’hypertexte nous pose le problème de l’intégration d’un
médium linéaire, qui re-produit ou re-porte l’événement à travers la
construction d’un temps (arbitraire, mais configuré comme absolu et
omnicompréhensif) à l’intérieur d’une logique hypertextuelle dans laquelle
réversibilité et irréversibilité “se croisent” ;
– l’écriture hypertextuelle, intégrée à l’utilisation de moyens audiovisuels sur
le terrain, rend nécessaire à l’anthropologue soit la connaissance du
langage audiovisuel, soit la familiarité avec la logique des hypertextes ; et s’il
“bien que dans le film ethnographique l’opérateur sache ce qui se passe et
le preneur de son connaisse la langue locale” (Rouch), il faut aussi que tout
le monde connaisse les hypothèses et les références de chaque démarche ;
car à travers l’observation audiovisuelle on voit, en perspective, la démarche
avec ses passages, ses raisons, ses logiques ;
– la possibilité d’utiliser la logique hypertextuelle en tant que base
organisationnelle (hypothèse de fond) pour l’observation directe de la réalité,
en vue d’une constitution de la même expérience réelle comme un archipel
d’objets interconnectés, pose de façon concrète la “question (fatidique) sur
le demander” ; il faudra de plus en plus que l’anthropologue travaille sur le
“contact strict” d’observation et de production de sens dans la pratique de
l’hypertexte, pour empêcher cette “question philosophique” de devenir
résultat et prétexte d’une “mise en parenthèse” qui garantirait la maîtrise des
contenus ; car il s’agit d’offrir à l’hyperlecteur des noyaux de réflexion
capables de diriger l’impulsion “empathique” à poursuivre dans la navigation
et, à travers l’exploitation critique des possibilités de l’hypertexte comme
contenant de différents médias, de favoriser l’eutopie générale des concepts
et des concepts “spatialisés” ;

Expérience

– tout le “cercle” sera centré sur le “…”, Jugement (esthétique); c’est-à-dire
que ce qui sort du premier contact (first contact, ce qui nous intéresse ici
dans la démarche) est une disposition et position-en-situation du Jugement ;
une application du jugement à l’expérience subjective qui, même à cause de
son caractère concret et de sa contingence, pose le problème de la
communicabilité de l’expérience en tant que base de la construction d’un
discours ;
– si on part de cette opérativité et de ses passages, on retrouve une
fondamentale (et fondatrice) duplicité de l’anthropologie ; – selon qu’on la
considère du point de vue du métier (dans lequel l’anthropologie ne fait que
se-mettre-en-situation et, “en présence”, réfléchir), – ou bien, ou comme
profession (en ce sens, elle ne fait que produire des références et, avec
celles-ci, chercher des occasions parmi lesquelles des situations sont
simplement possibles) ;
– dans cette seconde perspective, l’anthropologie, comme la philosophie,
produit des concepts ; mais, une fois qu’est devenu “clair et sans faille” le
passage entre la situation et la composition des références, on peut dire
aussi que sujet et objet sont la même chose. Ils constituent les steps du
passage nécessaire soit à la production du se-situer, soit à la production de
références qui rend possible sa communication.

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Luigi De Franco doctorat en anthropologie à l’EHESS, Paris 2005