Colloque 2009

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Le CFE associé au musée de l’Homme, au CNRS, à la Bibliothèque nationale de France, au CNC-Archives françaises du film, à l’INA et en partenariat avec

d’autres institutions (Scam, Région Île de France, Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et le Ministère de la culture et de la communication) organise un colloque international pour rendre hommage aux travaux scientifiques et à l’oeuvre cinématographique de son fondateur et animateur. Durant une semaine, anthropologues, sociologues, universitaires, étudiants, cinéastes, producteurs, acteurs, critiques

de cinéma viendront témoigner, commenter, analyser, débattre (tables rondes, débats, interventions, projections…) du rôle précurseur et original – voir marginal – en France comme à l’étranger de Jean Rouch.

– Objectifs

L’articulation principale de la manifestation sera donnée à partir de l’identification de certaines des orientations innovantes proposées par Rouch et qui seront confrontées à l’expérience contemporaine. Les questionnements issus des propositions apparues à travers les recherches et les films de Jean Rouch seront soumis à l’appréciation des chercheurs et cinéastes d’aujourd’hui qui tenteront de faire le point des acquis et des déviations, des impasses éventuelles et des prolongations possibles.

La rencontre devra se faire en utilisant et en approfondissant au mieux les langages audiovisuels, en interrogeant aussi bien la production cinématographique « rouchienne » que celle de ses contemporains et de ceux qui ont poursuivi le chemin d’une anthropologie partagée ou d’une réciprocité tentée des regards. Réciprocités éventuelles des interrogations, retours sur soi de l’épreuve anthropologique, rencontres de langages et de cultures, émergence et confrontations des « je », masquage et dévoilement de réels constamment inventés, construits, démontrés, mises en scène parfois plus significatives que les coups de force de l’improviste, masques démasqués des tentations réalistes, renversements plus ou moins convenus des regards, provocations incertaines des formes et des techniques… Les propositions de Rouch sont encore là, parfois cachées sous des propos sans doute de circonstance ou des intentions désormais inutiles. Nous aurons à choisir certains de ses propos, à questionner les plus voyantes de ses dispositions et les moyens mis en oeuvre pour poursuivre le jeu des rencontres et des mots.

Les différentes journées du colloque seront introduites par un film ou des extraits de films significatifs de Rouch offrant une certaine évidence thématique. Nous proposons l’articulation suivante qui ne prétend nullement être exhaustive mais initier, à partir de quelques unes des avancées de Jean Rouch, une réflexion à plus long terme sur les dynamiques d’une anthropologie audiovisuelle ou plus largement d’une anthropologie hors texte.

Il s’agit d’orientations dans le sens de la démarche proposée. Quel que soit l’achèvement filmique et anthropologique des propositions « rouchiennes », elles continuent à nous interroger et à nous provoquer. Il s’agit donc de poursuivre la démarche d’ajustement du langage audiovisuel aux réalités de la différence et aux données particulières du temps, de l’espace, du corps et de l’émotion.

– Thématiques et films

Jean-Luc Godard pensait que Jean Rouch ouvrait la voie de la Nouvelle Vague du cinéma français : transgressant les règles, inventant une nouvelle façon de filmer, il mettait la narration à l’ordre du jour. Il sortait également des considérations conventionnelles sur une Afrique dont on a ainsi découvert que ses hommes et ses femmes vivaient et pensaient  aujourd’hui.

Il répétait qu’il n’était ni ethnologue ni cinéaste mais qu’il était les deux. Extraordinairement divers, étonnamment singulier, honnête homme par excellence, passeur de miroir, renard pâle échappé de la mythologie dogon, poursuivant-poursuivi d’un double impossible qu’il a finalement rencontré dans cette dernière nuit nigérienne du 18 février 2004, insaisissable et pourtant présent hier comme demain, pour toujours…

Entre surréalisme et connaissance africaine, Jean Rouch trouve la lanterne magique du cinéma. Elle fait apparaître ce moi en l’autre et cet autre en nous que l’anthropologue essaye de faire dialoguer. Il écrit: « Le cinéma, art du double, est déjà le passage du monde du réel au monde de l’imaginaire, et l’ethnographie, science des systèmes de la pensée des autres est une traversée permanente d’un univers conceptuel à un autre, gymnastique où perdre pied est le moindre des risques. »1

Épreuve coloniale et ethnologie du contemporain

Il était de ces rares pionniers qui, en France et au milieu du siècle dernier, ouvraient à l’anthropologie le chemin des sociétés complexes et industrielles, domaine jusqu’alors réservé à la sociologie. Rouch, dès ses premières recherches (à la fin des années 1940), renouvelle la posture ethnographique française alors préoccupée de sociétés prétendues sans histoire et dont les « traditions », sinon la tradition, auraient dû faire système. Ses premiers articles introduisent la temporalité historique et à la dynamique des populations et de leurs déplacements. Il travaille dans le contemporain et ses travaux sur les migrations, comme la plupart de ses films des années cinquante, portent sur une Afrique en pleine transformation économique et politique.

Avec des travailleurs immigrés venus du Niger et du Mali, il réalise à Accra, capitale de la Gold Coast qui allait en 1957 devenir le Ghana, première colonie africaine à gagner l’indépendance, un des films cultes du cinéma et de l’anthropologie, Les Maîtres Fous 2. Possession, migrations, aliénation coloniale sont les thèmes dominants de ce film : les travailleurs migrants n’y sont pas de simples victimes, ils réagissent, se défendent, réorganisent leurs croyances et leurs systèmes d’appartenance. Leur présent et ses transformations s’accrochent naturellement aux pratiques antérieures et la religion est en acte : elle s’inscrit dans le cours d’une histoire à laquelle elle répond.

L’imaginaire est réel, la fiction dit le monde

Rouch, comme Homère, met en scène des hommes et des dieux en interaction. La mythologie grecque exprime les circonstances et les événements du dialogue des hommes avec leur environnement et Jean Rouch a longtemps médité un film empruntant ses personnages au Panthéon. Sans doute est-ce le film où, malgré les masques, il aura mis le plus de lui-même et qui restera un de ces objets inclassables, inachevés, hybrides et par lesquels les surréalistes espéraient questionner l’ordre et l’évidence du monde. Dyonisos 3, étonnant pied de nez à toute forme connue de réalisation, marque une fidélité à toute épreuve à l’émerveillante aventure des dieux de sa jeunesse enchantée par cette histoire solaire.

Si, comme le disait Pasolini, le cinéma est un langage qui exprime la réalité avec réalité, il ne s’agit pas d’une simple opération de reproduction mais d’un transfert de sens, d’une mutation profonde au cours de laquelle se manifeste une certaine vision. C’est une élaboration spécifique du réel prenant en compte notamment l’expression et l’interprétation des sentiments. Si la Pyramide humaine est la mise en scène d’un sociodrame arrangé, c’est également un film où Rouch oriente son regard, choisit ses interlocuteurs et invente un scénario qui pourrait bien être un jeu de la vérité. Les rencontres proposées se jouent sous les yeux des spectateurs mais avant tout dans le regard de Rouch.

Une anthropologie partagée

En regardant-filmant Rouch expose sa démarche, à la fois à ceux chez qui il travaille dont il intègre commentaires, remarques et mises en question et aux spectateurs-questionneurs de l’altérité que nous sommes. Cette posture conduit à ce que j’appellerais un accompagnement phénoménologique, tentative constamment en cours et questionnée pour comprendre la différence en s’approchant si près de l’Autre qu’on le sent vivre.

Cette « anthropologie partagée » n’est pas une simple méthode de la participation affective, elle rend compte de l’insurmontable paradoxe de l’altérité qu’elle assume : montrer et saisir la différence sans la rendre irréductible ni la réduire à l’identique
L’Autre « ethnologisé » est désormais reconnu comme sujet, il peut enfin s’adresser à ceux qui le regardent ! Il faudra même répondre à ses questions et non plus seulement s’arroger le droit prééminent de les poser et d’interpréter les réponses!

C’est l’une des plus fortes propositions du film Moi un Noir 4 : les acteurs disent eux-mêmes leur vie et leurs rêves mais aussi ils regardent au-delà de l’écran vers le spectateur futur. Lorsque le principal protagoniste, Oumarou Ganda alias Edward G. Robinson, nous interpelle dès les premières images pour présenter Abidjan et son faubourg de Treichville, il nous met en garde : notre savoir est lié aux conditions de sa recherche et de sa restitution. D’un seul coup, avec une feinte innocence, Rouch donne la parole à ceux qu’il montre. Cette parole franchit subitement l’espace-temps de la colonisation et une révolution est en cours. Les images ne sont plus à sens unique.

Cinéma direct et construction du réel

A travers toutes ses manières de « faire » l’ethnologue et le cinéaste, Jean Rouch met en oeuvre une véritable philosophie de l’action. Cet impénitent « trickster », ce magicien souriant, ce charmeur, ce chasseur de rêves, ce contrebandier des genres, n’a cessé d’inventer l’Afrique, n’aurait-il pas aussi inventé l’anthropologie en faisant son cinéma?

Une réponse à cette question apparaît bien à travers l’expérience menée en collaboration avec Edgar Morin  pour le film Chronique d’un été 5

En effet, ce n’est pas seulement l’avènement du cinéma direct en France mais c’est un véritable film-action où se nouent des situations et des relations réelles entre protagonistes réunis de manière plus ou moins artificielle. L’intelligence de Rouch et Morin est d’avoir fait suivre au spectateur les méandres d’implication des acteurs et des réalisateurs les uns avec les autres, proposant de cette façon l’anthropologie dynamique d’un groupe en formation, d’une société émergente.

Le réalisateur n’est plus démiurge ou savant montreur d’ombres mais médiateur impliqué par les effets de son entreprise. Le sens du film appartient en définitive au spectateur et se renouvelle ainsi de visionnement en visionnement. Une approche plus complète du film y montrerait une préfiguration impressionnante des interrogations et des mises en cause d’aujourd’hui sur le travail, l’apparition des premières fissures dans l’ordre alors triomphant des grandes idéologies et l’émergence des crises identitaires et des incertitudes de la personne. 6

Une anthropologie nouvelle, une anthropologie du vivant

Double leçon de l’anthropologie rouchienne : proximité et continuité donnent à voir mais conduisent aussi à explorer le sens de la différence, à échanger les points de vue donc à éventuellement changer et surtout à décentrer l’analyse. L’anthropologie partagée contextualise l’anthropologue dont la démarche s’inclut dans le questionnement. Enquêteur et enquêtés sont englobés dans une situation qui leur échappe à mesure qu’ils la définissent.

Dès ses premiers films Rouch soumet ses images à ceux qu’elles présentent. Dans Bataille sur le Grand Fleuve 7, Rouch mixe de la musique sur des images d’une chasse à l’hippopotame. Cette musique, enregistrée sur place, est bien destinée aux pêcheurs-chasseurs. Que souhaiter de mieux ? Le film présenté aux acteurs, ceux-ci protestent : il n’y a jamais de musique pendant la chasse, elle ferait fuir le gibier ! Une telle évidence est une leçon d’ethnographie que Rouch accepte immédiatement. Désormais le son naîtra de l’image et les films seront des productions collectives en collaboration avec ceux qui en sont les acteurs-sujets. Certains en deviendront, peu à peu, les co-auteurs.

L’enquête anthropologique produit une situation concrète : c’est la rencontre de personnes questionnant ouvertement entre elles leurs appartenances, leurs désirs, leurs plaisirs et leurs obligations. La description qui fonde l’entreprise est alors narration, échappant aux risques de l’explication hâtive que Marcel Mauss proscrivait en enjoignant d’observer d’abord sans rien conclure. La leçon rouchienne va dans ce sens qui était aussi celui de Dziga Vertov, « le regard-armé », celui du cinéaste et plus encore celui de l’ethnologue : surmonter l’organisation préalable d’un voir qui conduit seulement au repérage sinon à la réduction du semblable.

Rouch suggère une multiplication des voies et des lieux de l’observation. Il oriente les questionnements anthropologiques vers une mise en perspective de la démarche elle-même. La perception doit retrouver sa capacité de surprise, d’étonnement et donc d’interrogation intime, celle qui se met en cause elle-même avant de questionner la légitimité de l’autre. Sur les chemins qu’il a parcourus Jean Rouch laisse une leçon d’urgence : trouver encore et toujours de nouvelles traverses pour questionner sans cesse les vérités toutes faites et… « continuer le combat » ! Dans un film réalisé par Philippe Costantini, L’Avenir du souvenir (2004), Jean Rouch fait des adieux émouvants à un jeune Dogon et lui dit : « Je vais te dire une belle phrase en français : quel est l’avenir du souvenir ? »

1 Jean Rouch, une rétrospective, 1981 : 31.

2 Jean Rouch, Les Maîtres Fous, Paris, Films de la Pléiade, 16mm, 33mn. 1954.

3 J.R., Dyonisos, Paris, Les Films de la Pléiade, 1984.

4 J.R., Moi un Noir, Paris, Films de La Pléiade, 16mm, 80 mn, 1959.

5 J.R., E.M., Chronique d’un été, Paris, Argos Films, 16mm, 90mn. 1960. 

6 Une approche plus complète du film y montrerait une préfiguration impressionnante des interrogations et des mises en cause d’aujourd’hui sur le travail, l’apparition des premières fissures dans l’ordre alors triomphant des grandes idéologies et l’émergence des crises identitaires et des incertitudes de la personne. 

7 J.R., Bataille sur le Grand Fleuve, Paris, CFE/CNRS, 16mm, couleur, 25mn, 1951.

Renouvelant sans cesse nos questions, intriguant nos imaginaires, échappant à nos règles et à nos classements, impertinent, toujours devant nous malgré tous ses retards, Jean Rouch est simplement présent  !

Marc Henri Piault
Président du Comité du Film Ethnographique