Jean Rouch > Jean Rouch, photographe

Le serment de Koulouba

Laurent Pellé

En juillet 1946, de l’aérodrome du Bourget, trois avions Junker décollent en direction de l’Afrique. À leur bord, de jeunes gens qui désirent partir du Paris de l’après-guerre, du Paris de l’ennui, du Paris où  » la providence  » ne peut rien pour eux. Armés de leur enthousiasme et de leur courage, ils ont pris leur destin en main. Le groupe Liotard — du nom d’un chercheur français tué au Tibet — est né. À sa tête, Lionel Ballif a réuni les moyens pour concrétiser la mission Ogooué-Congo. La Société des explorateurs français et quelques professeurs du musée de l’Homme, parmi lesquels André Leroi-Gourhan, Marcel Griaule et Paul-Émile Victor, ont apporté leur soutien à ces nouveaux pérégrinateurs formés en quête d’avenir. L’effervescence qui les anime dans ce Paris encore incertain, la recherche des fonds nécessaires à l’expédition, construisent la trame des célèbres Rendez-vous de juillet, réalisés par Jacques Becker en 1949 avec Daniel Gélin, Nicole Courcel, Brigitte Auber. Démobilisés depuis quelques mois, journalistes pigistes à l’Agence France-Presse sous le nom de Jean Pierrejean, Jean Rouch, Pierre Ponty et Jean Sauvy, tous trois ingénieurs des Ponts et Chaussées, sont membres du groupe Liotard et en constituent la deuxième mission. En 1943, à Koulouba au Mali, ils s’étaient jurés de revenir pour descendre ensemble et en pirogue les 4 200 kilomètres du fleuve Niger. Promesse tenue.
Déposés à l’escale de Niamey, au moment de la saison des pluies, Jean Rouch et ses deux compagnons atteignent par des routes détrempées la ville de Faranah, proche de la dorsale guinéenne où le Niger prend sa source. Une centaine de kilomètres plus loin, d’une petite mare s’écoule un filet d’eau, nommé par les montagnards Kouranko Tembiko (la Rivière des rotins) ; c’est le  » fleuve enfant « , ainsi désigné par le reporter Jean Pierrejean. Puis il grossit grâce aux confluences, et s’élargit : les populations mandingues l’appellent Djoliba et, en aval de Bamako, les pêcheurs bozo et sorko le nomment Isa beri. Trois noms pour un seul sur les cartes, le Niger.
À l’Agence France-Presse arrivent de Bamako, de Mopti, de Niamey et d’ailleurs des articles illustrés de photographies, c’est ce qui permet aux trois ship’s boys de financer en partie leur aventure. La photographie, tel un journal de voyage, relate la vie à bord du Tembiko, les enquêtes menées auprès des pêcheurs ou des chasseurs d’hippopotame, les haltes dans les villages et les visites aux administrateurs coloniaux parfois tatillons. Le développement de ces quelques milliers d’instants fixés sur la pellicule s’effectue à l’ombre du rouf de l’embarcation et en mettant à profit les insoupçonnables vertus de l’eau du beau milieu du fleuve.
La pirogue emmène Jean Rouch, Pierre Ponty et Jean Sauvy pour une  » belle promenade « , longue et mouvementée. Après les passages imprévisibles de rapides (Baworo, Bafara, Labbezanga, Boussa), au-delà du lent défilé de Tosaye, soudain la marée se fait sentir… L’équipe réduite aux deux Jean atteint Bouroutou, sur la côte atlantique. Pour s’en assurer, Jean Rouch goûte l’eau.  » Elle était salée. Devant nous, il n’y avait plus que la mer. « 


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