JEAN ROUCH ET LA CRITIQUE CINÉMATOGRAPHIQUE
À l’occasion des dix ans de la disparition de Jean Rouch, le Comité du film ethnographique rend hommage à son fondateur en organisant une journée de conférences, projections et débats avec la participation d’anciens critiques aux Cahiers du cinéma et d’universitaires, pour rendre compte de la place occupée par Jean Rouch dans l’histoire du cinéma français.
Jean Rouch, lors du Festival du film maudit de Biarritz en 1949, avait été remarqué par les futurs fondateurs des Cahiers du cinéma (André Bazin et Jacques Doniol-Valcroze), et était resté en contact avec eux par l’intermédiaire d’amis et de son producteur Pierre Braunberger. À partir de ce moment, les critiques jouèrent un rôle central et déterminant pour la reconnaissance du cinéaste auprès du large public, plus particulièrement ceux des Cahiers qui, de manière régulière, entre 1958 et 1968, se firent les principaux promoteurs de son œuvre.
Par un cinéma fondé essentiellement sur l’enregistrement du réel – sans son synchrone jusqu’en 1960 –, la réalisation de longs métrages mêlant la fiction au documentaire, l’emploi du matériel léger (16 mm) pour filmer la jeunesse africaine ou française, Jean Rouch rejoignait en partie les objectifs et l’intérêt pour le court métrage défendus dans les colonnes des Cahiers. En saisissant, dès la fin des années 1940, les possibilités offertes par les caméras 16 mm qui réduisaient sensiblement les contraintes techniques par rapport au 35 mm, Jean Rouch contribuait fortement au renouvellement du cinéma et de son esthétique. Ces caméras lui permettaient de tourner en extérieur avec une liberté de mouvements sans égale, de donner à voir une proximité plus grande des corps et d’expérimenter la prise de vues en toutes circonstances, même de nuit. La caméra était un troisième œil en quête de la réalité. Au tournant des années 1950 et 1960 (n° 90 de décembre 1958), la revue, qui forgeait sa notoriété, l’associa aux réalisateurs de la “jeunesse du cinéma français”.
L’un des premiers articles parus dans les Cahiers, en 1959, eut pour auteur Jean-Luc Godard, qui, lors de la sortie en salles de Moi, un Noir, écrivait, enthousiaste : “Chargé de recherche par le musée de l’Homme. Existe-t-il une plus belle définition du cinéaste ?” La formule imposait Jean Rouch comme cinéaste tout en signalant qu’il n’était pas un professionnel mais plutôt un amateur, comme aimait à se définir lui-même, avec humour, le chercheur en sciences humaines. Jean Rouch pratiquait l’ethnologie en Afrique tout en réalisant des documentaires, qui “se ressent[aient] d’abord du caractère nouveau de l’exploration, qui se v[oulait] scientifique et ethnographique”, selon André Bazin. Toutefois, l’ethnologue se sentait à l’étroit avec ce genre cinématographique qui ne lui permettait pas de rendre compte de certaines réalités sociales (immigration, exode rural, prolétariat, jeunesse…). Alors, sans pour autant abandonner le documentaire, il se tourna avec audace vers la fiction, qui lui offrait une plus grande liberté créatrice pour refléter la vie sociale dans toutes ses dimensions. De plus, en tournant en 16 mm de longs métrages avec une équipe restreinte, les coûts de production se réduisaient de manière spectaculaire, ce qui n’était pas sans intérêt pour Pierre Braunberger, qui écrira : “J’ai produit la plupart des films de Rouch, mais c’étaient des films à tout petit budget.” En renouvelant les pratiques filmiques, Jean Rouch bousculait l’économie du cinéma et devenait un exemple à suivre. Ce que firent, pour un temps, les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Mais, contrairement à eux, il continua d’employer le 16 mm.
Le tout début de la décennie 1960 fut une période où le travail du cinéaste fit l’objet de nombreux articles élogieux ou critiques dans les Cahiers du cinéma. Quelques exemples : le réalisateur canadien Claude Jutra entreprit une chronique-portrait de trois articles, En courant derrière Jean Rouch, de novembre 1960 à février 1961. En juin de la même année, Michel Delahaye publia La règle de Rouch, dans lequel il pose la question de la vérité et de son altération, et aborde l’acte de création dans son cinéma. En novembre, ce fut au tour de Fereydoun Hoveyda, qui écrivit Cinéma vérité ou réalisme fantastique, traitant de la mise en scène et de la différence entre l’attitude paternaliste du cinéaste dans ses films africains et son absence pour ceux réalisés en France. En mai 1963, Louis Marcorelles rédigea La foire aux vérités, à l’occasion du MIPE TV de Lyon, où il revient sur l’apport des techniques légères de filmage, notamment dans les films de Rouch. Un mois plus tard, en juin, Éric Rohmer et Louis Marcorelles publiaient Entretien avec Jean Rouch, lors de la sortie de La Punition, où le réalisateur expose sa méthode de travail, ses rapports avec les acteurs, ses difficultés rencontrées lors du montage de son film Chronique d’un été, avec la contraignante gestion de la multiplication des personnages.
Après avoir été un expérimentateur, un initiateur et un cinéaste célébré, Rouch devint marginal dans la production française à partir des années 1970, et, comme nous l’a dit l’ancien critique des Cahiers Jean-André Fieschi, “Jean Rouch est un marginal, mais fertile et libre”. Pour bien comprendre le sens des propos du critique, il faut aborder la question des conditions exceptionnelles de production et de réalisation que Jean Rouch avait à sa disposition, à cette époque-là, pour ses ambitions. En tant que chercheur au CNRS et cinéaste de la maison, il recevait de l’organisme tout ou partie du financement et bénéficiait d’un personnel (secrétaire, monteuse). Le Comité du film ethnographique, qu’il avait créé en 1953 avec des ethnologues et des cinéastes, possédait le matériel de montage et de mixage nécessaires. Des producteurs privés, comme Pierre Braunberger, assuraient les productions commerciales. Ainsi dégagé d’une bonne partie des contraintes matérielles et financières, ce boulimique du tournage (environ 70 films réalisés entre 1970 et 2001) pouvait laisser libre cours à son imagination créatrice sans trop avoir à se préoccuper de la rentabilité du film. Jean Rouch fut, tout au long d’une carrière de plus de cinquante ans, un cinéaste prolixe, sinon compulsif, pour qui le cinéma était le médium par excellence pour faire partager le fruit de ses travaux de chercheur, ses questionnements sur les sociétés, sa vision poétique du monde, ses utopies…
Il s’agit donc, avec la participation d’anciens critiques aux Cahiers du cinéma, mais pas seulement, et d’universitaires, de rendre compte lors de cette journée de la place occupée par Jean Rouch dans l’histoire du cinéma et d’évaluer l’impact des apports novateurs de ses films au cinéma en général, au documentaire et à la technique cinématographique en particulier. C’est aussi le moment d’aborder ses influences et ses filiations avec des réalisateurs (Vertov, Ivens, Rossellini, Godard, Resnais, Brault, Leacock et d’autres), de préciser certaines notions-clés de son cinéma et de cerner davantage ses styles et/ou écritures cinématographiques… Sans doute faut-il évoquer les textes de critiques prématurément disparus, comme Serge Daney. À la suite de tout ce qui a pu être écrit ou dit depuis la mort de Jean Rouch, les approches et réflexions nouvelles à explorer sont encore nombreuses, et le Comité du film souhaite que cette journée en soit le point de départ.
Jean-Paul Colleyn : Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, cinéaste et anthropologue
Laurent Pellé : Délégué général du festival
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