Éditos

#42 Festival international Jean Rouch

« Voir autrement le monde » : c’est notre objectif. Nous sélectionnons les documentaires pour le regard qu’ils osent sur les sociétés, l’humanité, la planète. Nous enrichissons leurs approches par de longs débats après les projections ; nous dévoilons le mystère de la fabrication d’un film par des ateliers de création recherche ; nous aiguisons nos sens par notre ouverture sur le documentaire sonore. Nous voulons dépasser les frontières entre arts et sciences, émotions et analyses, ce qui nous rend attentifs au formidable dynamisme créatif des étudiants de la formation doctorale SACRe (Sciences Art Création Recherche).

Tout cela gratuitement, car rien n’est plus important pour nous que de démocratiser l’accès à la culture et à la recherche. Cette noble ambition peut se concrétiser grâce au magnifique accueil du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, notre maison désormais ; grâce à une programmation multi-située : Maison des sciences de l’homme, Campus Condorcet, Inalco, École normale supérieure, musée de l’Homme. Enfin, parce qu’elle a le fidèle soutien de nombreuses structures de recherche et de culture. Cette année, nous leur témoignons notre reconnaissance par diverses initiatives : une programmation « La recherche en images» autour de films de scientifiques réalisés et produits par l’IRD audiovisuel, le CNRS et le musée du quai Branly – Jacques Chirac ; un cycle « Réels et imaginaires autochtones » sur les communautés aborigènes de Taïwan aujourd’hui. Nous proposons également deux nouveaux prix : le Prix Convergences Migrations, en partenariat avec l’institut du même nom, récompensera un film de la Compétition internationale ; le Prix des laboratoires de recherche (intéressés par les écritures alternatives sonores et audio-visuelles) récompensera en 2023 un des 5 films sélectionnés pour la richesse de leurs techniques immersives, et réunis dans une section intitulée Immersion du regard. Le thème de ce prix changera chaque année, donnant sa couleur à chaque édition.

Notre festival est un magnifique moment de découverte, de dialogue, de partage, d’échange, de convivialité. C’est sa signature. Entrez dans un autre monde… Nous sommes là pour vous accueillir.

Nathalie Luca

Présidente du Comité du film ethnographique




Le Festival Jean Rouch

L’expérience a convaincu Jean Rouch qu’on apprend le cinéma en regardant des films, encore et encore. Il est juste que la Cinémathèque l’ait appelé à sa présidence en 1986, et qu’aujourd’hui un festival perpétue son nom.

Il en a fréquenté des festivals! Le premier, ce fut Biarritz, voué en 1949, aux films « maudits ». Ensuite, la ronde des invitations ne cessa pas. Il y répondait en mettant de la fantaisie dans ses interventions. Une fois, on le vit surgir au Lido de Venise dans une 2 CV bigarrée de sa façon. Rouch était d’un naturel gai.

Une des conditions du développement, observait-il, c’est l’humour. Humour, dites-vous ? On ne le croirait peut-être pas si on lit trop vite le programme de cette édition 2023 qui fait la meilleure part aux malheurs de l’humanité. Et le mot « développement » lui-même, qui l’utilise encore ? Quel déchirement ce serait pour Rouch s’il voyait la situation présente dans le bassin du fleuve Niger qu’il a tant parcouru. Mais que dis-je? Il la voit puisqu’il est enterré là-bas et que sa mort n’a nullement signifié son absence.

Néanmoins, le cinéma tel que le rêvait Rouch – soit l’échange partagé – peut être pratiqué partout dans le monde. Au début des années 1960, copinant avec Edgar Morin – dans un festival là encore, à Florence – il avait ainsi décidé d’un tournage commun, au plus près, dans les rues de Paris. L’intention de Chronique d’un été était de faire aller de simples quidams jusqu’à l’essentiel – le bonheur, l’amour, la guerre : les réalisateurs avaient réussi à leur faire traverser les apparences, à les transformer par l’expérience de la caméra.

A la même époque, Edgar Morin passait beaucoup de temps dans un village du Finistère, d’allure immuable, Plozévet. Une nuée de chercheurs – ethnologues, anthropologues etc – s’était abattue sur l’endroit, avec le concours du musée de l’Homme. Morin regrettait qu’aucun Africain ne fût de l’aventure: il aurait pu, souriait-il, « enquêter les enquêteurs ». Eh bien, cela, Rouch savait le faire, et en s’amusant. « Chercheur au musée de l’Homme » (quel plus beau titre pour un cinéaste, selon Godard), il appela ses complices du bassin du fleuve Niger à venir observer les Français sur place. Tous frais payés. On se souvient encore de Damouré Zika, son vieux complice, prenant les mesures anthropométriques des passants du parvis du Trocadéro.

Le déplacement- dans un sens ou dans un autre, la migration n’ont cessé d’interroger Jean Rouch qui leur consacra beaucoup de temps. Dans la programmation 2023 de son festival, nombreux sont les films qui continuent d’explorer cette question récurrente, en la posant dans les termes d’aujourd’hui. En son temps, Oumarou Ganda, autre complice du cinéaste, un Nigérien qui travaillait sur le port d’Abidjan disait à Damouré qui avait interprété, en comédien, excellent d’ailleurs, le rôle d’un migrant: « Non, ça ne va pas, on voit bien que tu n’as pas fait l’expérience que j’ai connue ». Le cinéma n’a pas à parler au nom des migrants. Chacun d’entre eux ne doit pas être considéré comme le représentant d’une classe d’âge ou comme un fait social. Chacun est une personne. Le filmer, c’est le rencontrer. La rencontre ne se calcule pas. Rouch qui resta fidèle au surréalisme de sa jeunesse, la définissait comme un hasard objectif.

Rouch quand il tournait, si possible en ne faisant qu’une prise, avançait, reculait comme dans une chorégraphie qu’il improvisait avec ses interlocuteurs. La meilleure comparaison qui, vient à l’esprit : c’est celle des formations de jazz. D’ailleurs, quand son premier essai, La Chasse à l’hippopotame fut projeté dans des conditions qu’il récusa, aux Actualités françaises, il trouva son meilleur public au Caveau des Lorientais, une cave de Saint Germain des Prés, au milieu des jeunes gens qui dansaient le boogie-woogie au son de l’orchestre. Jean Rouch filmait comme Armstrong  jouait de la trompette.

 

Merci d’accepter d’être de sa partie en entrant dans ce free-festival.

 

Jean LEBRUN

Parrain du #42 Festival international Jean Rouch

Journaliste et homme de radio



 

SELECTION OFFICIELLE 2023

« Faire enfin naître mille fleurs différentes… »

 

Dans un entretien de 1986 à une revue d’ethnographie, cinq ans après la création du Bilan du Film ethnographique, J. Rouch rappelait que celui-ci avait été créé en complément au Festival du Réel pour « montrer des films qui n’avaient pas été sélectionnés car « trop ethnographiques ». Paradoxalement, il confessait aussi que parmi les films d’ethnographes : « Il y a de plus en plus de films de bonne qualité mais très peu de révélations. A mon sens il faut le regretter. (…) Je pense en effet que si le cinéma ethnographique doit exister, il doit être fait par d’irréprochables ethnographes qui soient aussi de très bons cinéastes ».(1)

Le cinéma documentaire apporte un éclairage sensible et une manière propre de réfléchir sur des sujets qui sont aussi ceux des sciences humaines et sociales. La programmation du FJR, attentive à la pertinence du traitement des questions abordées par les films, se double aussi d’une exigence cinématographique. Une spécificité de cette programmation est de montrer des films pour certains plus artisanaux, plus périphériques que ceux qui tournent dans les « grands festivals » de documentaire. Tout aussi capables de combler les attentes du public et de le surprendre, ces films nous semblent faire vivre l’esprit de Rouch. 

Ce dernier revendiquait la spontanéité, avec cette part de fragilité assumée qui faisait la force de son geste de cinéaste-ethnographe : « nos films ne s’écrivent pas, ils s’improvisent au fur et à mesure dans le viseur de la caméra… »(2). Convaincu que le cinéma ethnographique ouvrait la voie à une anthropologie partagée, il souhaitait encourager l’émergence de réalisateur.trices des pays du Sud. Appelant à « faire enfin naître mille fleurs différentes »(3), le réalisateur cubain Julio Garcia Espinosa semble d’ailleurs bien répondre à une même aspiration lorsqu’il théorise l’idée d’un « cinéma imparfait ». Loin de sous-estimer la qualité de tels films, il soulignait par là une volonté de penser avec le public, plutôt que de mettre simplement en images pour ce dernier des vérités – scientifiques ou autres – déjà établies ailleurs…

 

Nicolas Jaoul, anthropologue et cinéaste

Boris Svartzman, cinéaste et photographe

 

(1)Christine Langlois, Alain Morel et Jean Rouch, « Le Bilan du film ethnographique : entretien avec Jean Rouch », Terrain n° 7, 1986

(2)Ibid.

(3)Julio Garcia Espinosa, « Pour un cinéma imparfait » (1969)