Corinne Maury

Formes poétiques dans le cinéma anthropologique

Corinne Maury1


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Résumé

Depuis quelques années, un nombre croissant de films a pour socle commun
l’utilisation de formes esthétiques et poétiques pour raconter et décrire les cultures,
les sociétés, les rites…
Thierry Knauff (Baka) a filmé avec une picturalité radicale les pygmées de la forêt
Sud-est Camerounaise ; Feng Li (Neiges sur l’Yili) ou Sergueï Dvortsevoi (Bread
day) développent une esthétique de la contemplation. Les fresques de Raymonde
Carasco sur les Tarahumaras proposent une  écriture poétique des corps et des
paysages…
Regarder l’autre, le rencontrer c’est pour ces cinéastes, choisir une trajectoire du
regard qui s’inscrive dans un part pris pictural et sonore revendiqué.
En quoi ces films au regard cinématographique affirmé nous apprennent-ils de l’autre
ou nous en détournent-ils? Quels sont les rapports qu’entretiennent le style et
l’esthétique cinématographique avec l’enjeu épistémologique des films
anthropologiques ou ethnologiques?

Depuis quelques années, un nombre croissant de films a pour socle commun
l’utilisation de formes poétiques pour raconter et décrire des cultures spécifiques, des
systèmes sociaux ou encore des rites religieux…  Les dispositifs cinématographiques
mis en place par ces cinéastes dans la construction de leurs films anthropologiques
ne font délibérément pas appel à la narration descriptive. Ils font l’impasse sur les
techniques de filmage et de récits cinématographiques qui ont fondé le socle
méthodologique de l’anthropologie visuelle dite classique.
Ces cinéastes cherchent avant tout à capter des sensations du monde, à retranscrire
les vibrations du réel. L’autre n’est pas filmé de manière à être documenté, décrit, ou
technicisé pour accumuler des données informatives. Regarder l’autre, le rencontrer,
c’est pour ces cinéastes choisir une trajectoire du regard qui s’inscrive dans un parti
pris cinématographique affirmé, à même de transcrire les différentes « habitations du
monde ».
Dans Neiges sur l’Yili (2001), Feng Lei propose une poétique du quotidien des
nomades Hassake au travers du portrait d’une petite fille. Les fresques ethno-
poétiques de Raymonde Carasco (Tutuguri, 1979) dépeignent les rites des
Tarahumaras dans un esthétique aux frontières du cinéma expérimental. Robert
Gardner a filmé dans Forest of bliss les paysages de la vie et de la mort dans la cité
de Bénarès, sans détailler les rites religieux en tant qu’objets strictement
anthropologiques.
En quoi ces films au regard cinématographique affirmé nous apprennent-ils de l’autre ou nous
en détournent-ils? Quels sont les enjeux épistémologiques induit par le choix d’une esthétique
poétique dans un film anthropologique ou ethnologique?
1
Neige sur l’Yili de Feng Lei (2001, vidéo, 38min).

Aux confins de la Chine et du Kazakhstan, dans l’ethnie des pasteurs nomades
Hassake, le cinéaste Feng Lei a choisi de concentrer son regard sur le quotidien de
Baheila, une fillette d’une dizaine d’années qui participe aux travaux de la famille et
s’occupe des animaux de pâtures. Il n’est pas question pour lui d’amasser, avec
précision et méthode, des informations sur le mode de vie de la tribu nomade
Hassake. Lorsque Baheila s’occupe des bêtes, Feng Lei s’attarde sur les regards
que la fillette leur porte. Par un cadrage serré qui adopte par moment l’axe du regard
de Baheila vers les animaux, Feng Lei nous invite à rentrer dans l’univers personnel
de la petite fille, à partager l’aspect ludique de sa relation à l’animal et sa curiosité au
monde. Il ne cherche pas du tout à rendre compte de la spécificité ethnologique de la
relation à l’animal chez les Hassake. Le cinéaste se place “du coté de l’affectif”; mais
singulièrement, c’est ainsi que les informations et les données anthropologiques vont
s’offrir au spectateur. Quand la mère et l’enfant se peignent et se brossent les
cheveux, le cadre en contre plongée choisit par le cinéaste dessine la relation de
soin, de complicité, d’affectivité de l’adulte avec l’enfant. Néanmoins, l’activité
gestuelle du peignage et sa maîtrise technique n’est point écarté de l’écran, elle est
simplement reléguée à un autre niveau de lecture visuelle. Le choix de privilégier,
dans le regard cinématographique, la force de l’instant vécu et le mouvement
relationnel entre les êtres, dessine en premier lieu un paysage d’émotions qui est
prééminent à l’espace informatif. Le cinéaste a délibérément circonscrit un espace
minoritaire du réel – celui de Baheila – pour en sentir et ressentir les formes
singulières. Par le choix d’un cadre centré sur le visage de Bahelia, le cinéaste
impressionne la pellicule d’instants qui sont autant de fulgurances de vie :
« L’instant contient le mouvement qui amène chaque chose-
qu’elle soit dressée ou non contre l’ordre du temps- chaque forme
d’existence, d’un état à un autre, de la vie à la mort selon les
durées de vie qui leur sont propres. Le cinéaste a la possibilité de
tisser des liens entre l’instant et la durée de vie de ce qu’il
filme ».2
En filmant comme un paysage le visage de Baheila dans ses expressions de joie et
de jeu, le cinéaste en fait le témoin d’une géographie et d’une anthropologie
humaine. Filmer ce corps et non un corps. En filmant la présence du corps dans un
vécu phénoménologique et non praxéologique, Feng Lei dessine une peinture de
l’enfance qui nomme la beauté du monde. On s’éloigne donc de tout regard
objectivant dans lequel le corps filmé doit être mis à distance pour être nommé et
déchiffré. Ici le corps du cinéaste et de Baheila bougent ensemble. L’image projetée
s’affirme avant tout en tant que donnée sensible et privilégie davantage sa dimension
d’existant cinématographique sensible que sa fonction de désignation
anthropologique. Aussi savoir subjectifs et objectifs ne s’affrontent pas : ils s’opèrent
à des niveaux, à des temps et à des espaces différentiels. Les chemins de captation
cinématographique habituels de l’anthropologie visuelle sont ici déroutés. Il n’est pas
question de suivre pas à pas le cheminement du geste pour en dérouler ses
marques spécifiques mais bien de dessiner le mouvement des tensions entre formes
visibles et invisibles. Le propre de cette poétique cinématographique, c’est de
dégager l’en deçà du corps, ses formes in-concrètes, autrement dit ses
balbutiements.

2
Tutuguri  de Raymonde Carasco (1979 – 16 mm – 25min)

Souvent dans “les films de rites”, le cinéaste place sa caméra à hauteur d’homme et
suit de façon chronologique les processus d’actions et de transformations du corps
dans l’expérience rituelle. Dans ce type de film anthropologique, les corps sont filmés
dans la dynamique de la continuité du rite, un corps valant le plus souvent pour tout
les autres puisqu’il identifie de manière emblématique l’ensemble de la tribu ou du
groupe. Ce qui est en jeu dans cette méthodologie cinématographique, c’est la
captation chronophotographique d’un événement anthropologique pour parvenir à
une nomination la plus complète possible de l’expérience rituelle. Il s’agit donc de
rendre compte de l’état visible du monde.
Mais certains “films de rite” ont une ambition tout autre. Pendant plus de vingt ans
Raymonde Carasco a arpenté les terres des Tarahumaras au Mexique pour y
impressionner sur pellicule des empreintes ethno-poétiques. Dans Tutuguri (1979)
Raymonde Carasco filme le rite comme une peinture en mouvement et développe
une véritable écriture poétique des corps. Le corps n’est plus vu comme une posture
rituelle que l’on transcrit, encore moins comme une fresque chorégraphique posée
sagement devant l’œil de la caméra. Raymonde Carasco filme le corps en rituel
comme une figure sensible et originelle qui dessine à l’écran les rapports de forces
primordiaux entre les hommes, la terre et le ciel.
Le premier plan du film montre un homme avec son chien marchant au ralenti dans
le champ de la caméra. Il tourne ensuite le dos au spectateur pour revenir sur ses
pas. Le cadrage trace trois espaces, trois territoires assemblés dans l’instant ralenti
de la marche: le corps de l’homme, la terre et le ciel. Sur un plan abstrait d’un mur-
matière suivi d’un plan de ciel bleu, une voix murmure, dans un rythme prosodique
également lent, un extrait d’un texte d’Antonin Artaud : « Tutuguri, Tutuguri, fait à la
gloire externe du soleil Tutuguri est un rite noir. Le rite de la nuit noire et de la mort
éternelle du soleil ».
La caméra placée à même le sol donne ensuite à voir des pieds, des jambes qui
traversent le cadre. Les pieds s’élèvent au ralenti de la terre pour revenir à elle. En
suspendant la course du temps, le ralenti dessine la forme mémoire du mouvement
de la marche, contenant (dans son énergie) le passé et l’avenir du rite. Le ralenti
cinématographique confère au film une dimension à la fois onirique et réaliste. En
modifiant l’écoulement du temps, l’effet de ralenti capte les forces fondamentales de
la marche. Raymonde Carasco donne ainsi à voir la puissance physique du rite
Tutuguri dans son rapport aux parties terrestres et célestes.
En ne filmant que le pied marcheur Tarahumara, Raymonde Carasco « coupe » dans
les corps pour permettre au corps primordial du rite d’apparaître. Ce n’est pas
uniquement le rite des corps qui est filmé, c’est aussi (et surtout) le corps même du
rite qui est déployé à l’écran dans sa manifestation poétique. Raymonde Carasco se
place dans l’envers du geste anthropologique filmé. Elle ne porte pas un regard sur
le rite, elle n’est pas dans le rite comme l’aurait fait une caméra participative, mais
elle nous amène sous le rite.

3
Forest of Bliss de Robert Gardner, (USA, 1986, 35 mm couleur, 90 minutes)
Avant d’être un film sur les rites religieux dans la ville de Bénarès, Forest of bliss de
Robert Gardner est essentiellement une fresque impressionniste des paysages de la
vie et de la mort dans la Cité Sainte. Bénarès, ville de mort pour les hindous est ici
filmée comme un tableau animé : Des chiens se bagarrent, un homme se lave, un
autre homme allongé se fait masser par une femme, une vache court dans les ruelles
de la ville, un homme ramasse des fleurs, une cérémonie funéraire se termine au
bord du Gange. Plutôt que de décrire les coutumes quotidiennes et les rites religieux
dans la ville, Robert Gardner décide de les évoquer, de nous les faire sentir. Comme
pour Raymonde Carasco ou Feng Lei, ce n’est pas le rite en tant qu’objet strictement
anthropologique qu’intéresse Robert Gardner, c’est la trajectoire du rite prise dans le
souffle d’un paysage. L’intérêt de Forest of bliss réside dans cette radicalité à poser
et positionner le paysage comme lieu de connaissance du monde. Souvent dans les
films ethnologiques ou des documentaires audiovisuels, le paysage est filmé avant
tout comme un décor, comme un espace de contextualisation.
« Fonction la plus courante, la plus familière aussi, le paysage
intervient en tant que “ fond” comme on dit d’une toile de fond
au théâtre. Il atteste l’encrage spatial du monde diégétique ;
dans le même temps que sa présence ne se justifie que de son
effacement derrière le déploiement actionnel. D’une certaine
façon on pourrait dire qu’il est là pour ne pas être vu, du moins
pour ne pas être remarqué pour lui-même. Sa fonction
dominante vise au renforcement de l’effet de réalité »3

Dans Forest of bliss, l’enjeu filmique est de composer des traces, de rythmer le trajet
du rite funéraire dans les autres trajectoires de vie de la ville. Le rite est donc un un
dans un tout. Forest of Bliss est un film d’ambiance, d’espaces, d’impressions qui ne
contient ni commentaires, ni sous-titres des dialogues hindi… L’absence de
matériaux sonores “parallèles” tels que le commentaire ou la musique font que le
cinéaste restitue au paysage sa place quasi naturelle. Eviter toute intervention
sonore, c’est permettre à l’œil de s’attentionner aux détails, aux nuances, aux
variations du portrait-paysage… Robert Gardner flirte ici avec la peinture et le cinéma
muet.
« Eisenstein considère le paysage comme un élément de la
poétique, en cela il fait exception parmi les théoriciens du
cinéma. Il affirmait que le cinéma muet devait au paysage de
pouvoir traduire les émotions que seule la musique peut
exprimer parfaitement »4

Robert Gardner filme le paysage comme une entité où s’organise et se désorganise
en permanence la réalité humaine. Il s’attache au paysage des actions humaines et
animales, au paysage vécu dans ses particularités architecturales, rationnelles et
imaginaires. Le paysage naturel posséderait donc un “savoir silencieux” et agirait
comme “écho” de la vie et de la mort. Il serait en quelque sorte le réceptacle du
mouvement des vies.
Par des longs plans fixes ou panoramiques, Robert Gardner choisit de montre la
vibration du monde qui habite les paysages. Les cadres fixes permettent au cinéaste
d’épuiser physiquement les nuances, les flottements, les bouillonnements du
paysage. Robert Gardner filtre l’épaisseur du temps ordinaire pour creuser le
4
murmure des histoires de Bénarès. Le réel est considéré comme une forme
ondulatoire de vie : « Il faut non pas rendre le visible mais rendre visible » a écrit
Paul Klee. La force du cinéaste, c’est de donner une existence nécessaire à une
forme muette, à une forme que l’on pourrait identifier au premier abord comme
anonyme. Robert Gardner offre – par cette cinématographie poétique du paysage –
un point de vue autre du monde : le paysage urbain n’est plusici vu et senti comme
élément de décor ordinaire, mais comme une essence respirante. Yves Bonnefoy
nous rappelle que le ressenti du monde est le fondement de l’acte poétique :
La poésie, c’est quand on se détourne du discours des concepts
parce que des rythmes en nous, montant du fond de nos corps,
veulent employer les mots, qui semble promettre
mystérieusement autre chose que des idées, et alors on découvre
que cet emploi autre, nouveau, défait dans l’articulation de la
phrase l’autorité des formules, des représentations conceptuelles,
si bien que c’est la chose elle-même qui, ruisselante de son infini
retrouvé, paraît devant nous et nous parle d’autre façon, révélant
par analogies et symboles les grandes lois du rapport qu’il nous
faut établir ou, à tout le moins, approfondir entre nous et les
autres.5
Pour Robert Gardner la réalité anthropologique évolue et vit à l’intérieur du paysage.
Il importe donc de laisser ce paysage nous parler avant de l’interroger précisément
sur un objet de recherche (anthropologique).
Une citation du critique Gérard Leblanc irrigue à notre avis la réflexion entreprise ci-
dessus : «  signifier poétiquement consiste à excéder le représenté dans chaque
image, et par leurs rapports, à susciter dans le cerveau du spectateur des images qui
n’apparaissent pas à l’écran »6 ou comme l’a écrit le cinéaste russe Artavazd
Pelechian « rendre visible au spectateur des images qui ne sont pas dans le film ».
Les films analysés ci-dessus donnent à voir plus qu’ils ne donnent à expliquer. Au
spectateur de s’approprier le savoir anthropologique, de recoller ou recomposer les
morceaux de la sensation pour en extraire des informations. Dans Tuturguri, c’est
une dimension primordiale et « archéologique » du rite qui nous est proposée.
Robert Gardner signifie dans Forest of Bliss les flux immanents de la vie et de la mort
dans la ville sainte de Bénarès tandis que Feng Lei s’attarde sur l’être-au-monde
d’une enfant nomade Hassake. Dans chacun de ces films, le parti pris
cinématographique s’affirme singulièrement et l’unité du regard poétique est tenue
dans la totalité du mouvement de film. Mais paradoxalement, la proposition de vision
des mondes qui en découle est parsemée, polymorphe, en perpétuelle régénération
et discussion d’elle-même. Ainsi d’autres territoires plus ontologiques et souterrains
de l’anthropologie visuelle sont alors atteints.

1
Chargée de cours en anthropologie visuelle à l’Université François Rabelais -Tours,
Doctorante en arts du spectacle, option études cinématographiques et
audiovisuelles, Université Paris III Sorbonne Nouvelle.

2
GERARD LEBLANC, « Presque une conception du monde » in Après Deleuze, Philosophie et
esthétique du cinéma, Editions Dis Voir, Paris 1996, p. 148.
5

3
ANDRE GARDIES, « Le paysage comme moment narratif » in Les paysages du cinéma, Editions
Champ Vallon, 1999, p. 144.
4
PAUL ADAMS SMITH, «Le paysage au cinéma, les rythmes du monde et la caméra » in Les paysages
du cinéma, Editions champ vallon, 1999, p  127.
5
YVES BONNEFOY, Poésie et architecture Editions Willian Blake and co. Edit, 2001, p 19.
6
GERARD LEBLANC, « Presque une conception du monde » in Après Deleuze, Philosophie et
esthétique du cinéma, Editions Dits Voir, Paris 1996, p. 145
6