Éditos

#44 Festival international Jean Rouch

Cette année peut-être plus encore que dans les précédentes éditions, le Festival international Jean-Rouch affiche un cinéma engagé, qui cherche à outiller les spectateurs pour penser le monde dans toute sa complexité, avec une réelle liberté d’approche et sans forme imposée. Films artisanaux, films très produits, courts et longs-métrages, films aux dispositifs expérimentaux, inventifs, ou rendant un discret hommage au style rouchien se côtoient en toute égalité.

Les 29 documentaires en sélection officielle montrent des aspects inattendus de notre actualité chaotique, éloignés des images et discours habituels. Ils offrent la possibilité d’un décentrement, afin de mieux voir, de mieux comprendre, de prendre conscience. Scènes de lutte, scènes de résistance, scènes de guerre, scènes de vie, parfois drôles, souvent dures, toujours sensibles. De la guerre en Ukraine à la mainmise de la Chine continentale sur les libertés d’expression à Hong-Kong ; de l’aide aux plus démunis à la protection et à l’accompagnement des enfants en danger ou en difficulté ici et ailleurs ; des bidonvilles chinois aux inondations et coupures de courant à Kinshasa ; d’un huis-clos poétique à Tripoli à la plongée sensuelle dans le jardin des Tuileries ; de la survie d’un jeune rescapé du génocide yézidi à la mobilisation courageuse des sauveteurs en Méditerranée. Les vies tumultueuses sont dévoilées dans des portraits de groupes, de jeunes ou de familles, révélant les souffrances sociales, politiques et écologiques. Le rêve et la légèreté y ont aussi leur place : certains documentaires interrogent la puissance spirituelle des pierres, d’autres nous perdent dans la forêt amazonienne quand chantent les cigales, ou dans les nuits himalayennes quand dansent les papillons. De cette formidable diversité se dessinent peu à peu les contours d’une planète en crise mais non sans ressources ni résistances, sur lesquelles reviendront les débats et tables rondes.

Enfin, depuis trois ans, nous avons choisi de mettre à l’honneur la rencontre entre les sciences sociales et le cinéma documentaire par un prix, le « prix des labos », dont la thématique change chaque année. Ainsi, après avoir observé en 2023 plusieurs dispositifs d’immersion du regard, puis en 2024 les différentes façons pour le cinéaste de devenir personnage de son film, nous avons sélectionné pour notre quarante-quatrième édition sept films pour leur mise en scène des prises de parole. Chaque année, un ensemble de documentaires vient éclairer une dimension particulière de la narration filmique à laquelle chercheuses et chercheurs tentent aujourd’hui de se familiariser. Une journée (hors compétition) est d’ailleurs consacrée à une sélection de films réalisés par des scientifiques.

Je remercie chaleureusement toutes celles et tous ceux qui, à un niveau institutionnel, par engagement personnel ou par leur fidèle présence de spectatrice et spectateur attentifs, rendent possible ce rendez-vous annuel. En ces temps assombris, il n’a jamais été aussi précieux.

Nathalie Luca

Présidente du Comité du film ethnographique

 

Prendre position

Je dois dire tout d’abord que je suis très heureuse de participer à cette 44e édition du Festival international Jean Rouch. Pour moi Jean Rouch c’est avant tout Chronique d’un été, une plongée dans le Paris de l’époque et surtout, le portrait de cette femme rescapée de la Shoah, Marceline Loridan-Ivens. Cette scène reste dans mon souvenir très émouvante et fondatrice d’une certaine façon de filmer les traces des guerres et des traumatismes, qui nous hantent. J’ai encore en moi la lumière de la ville de cet été-là, et l’espèce de sagesse qui émane de ce film, une certaine générosité aussi, qui m’ont beaucoup marquée. Cela renvoie pour moi à cette question : que peut le cinéma face à un monde déréglé et fou ?

Aujourd’hui, nous avons l’impression que les choses vont trop vite. La réalité dépasse la fiction. Nous sommes dans un bateau en pleine tempête qui peut être englouti par une énorme vague. Pendant des années l’on se demandait si le Moyen-Orient allait changer, puis tout d’un coup, en Syrie, au Liban, en Palestine, en Israël, nous vivons des moments décisifs. Je ne pensais pas que le Liban allait survivre à la dernière guerre, je pensais que ça allait finir comme à Gaza. Tout cela a eu un impact sur mon travail, parce que quand j’ai vu les bombardements sur le Liban je me suis dit « il faut que je sauve le Liban », l’image de cette ville et de ce pays, parce qu’il n’existera plus demain. J’ai réalisé mon dernier film en réaction à cette idée-là, envers et contre tout.

Il me semble donc que le cinéma aujourd’hui, et plus particulièrement le documentaire, doit prendre position, pas au sens de l’engagement militant mais au sens de la responsabilité : nous ne pouvons pas faire comme si nous n’étions pas là, comme si nous ne voyions pas ce qu’il se passe. Du coup, quand je réalise des films je pense à mes ennemis, je pense à la rage que j’ai vis-à-vis du monde, je suis aux aguets, à la pointe de ma colère. Je pense à mes ennemis chaque matin, quand je me lève pour écrire, quand je me lève pour tourner, ou quand je me lève pour monter. J’ai des origines druzes en partie, ce qui explique cet instinct un peu guerrier. Mais je le dévie, il devient mon carburant. Cette révolte permanente qui m’habite, je tente dans chaque film de la transformer en lumière…

En tant que cinéastes nous faisons un travail de magicien, ce n’est pas que de la mise en scène, il y a quelque chose de l’ordre de la manipulation dans ce que l’on montre. On le voit bien dans les films de Jean Rouch. Il n’y a pas d’image « objective », il n’y a pas non plus de récit honnête. Même Annie Ernaux qui raconte le souvenir dans sa forme la plus pure, fait de la fiction à mon sens. Elle essaie de s’approcher au maximum du réel, de la vérité du moment, mais le souvenir ne peut pas exprimer la précision de son état d’esprit à l’époque où elle l’a vécu. Je n’y crois pas, je pense que le temps et les années passées changent la perception des faits. Et même, quand on vit le moment, est-ce qu’on le perçoit de manière très claire ? Je ne suis pas certaine.

Donc tout le cinéma pour moi, qu’il soit documentaire ou non, vient de ce que le monde me donne chaque jour. Je m’imbibe de perceptions, de rêves et d’expériences et cela donne le résultat de mes films. Après, je travaille l’image dans tous ses genres : la photo, la vidéo, la fiction, le documentaire, la série. Je les pratique tous avec le même intérêt. Je suis l’élève de Jean Rouch. Ce qui me rapproche aussi de Chantal Akerman, qui est un modèle pour moi, est que j’aime toucher à toutes sortes de formes. Pour moi, c’est l’invention de la forme qui prime au cinéma, au-delà du sujet. Je crois au fond que je suis une formaliste.

Danielle Arbid

Réalisatrice et marraine du #44 Festival international Jean Rouch

Danielle Arbid